C’était une période de disette. L’état voulait réduire ses dépenses. Pour préserver l’essentiel, on prit le grand livre des comptes et on pointa du doigt le secteur à sacrifier. Le premier secteur fut la culture. Il fallait bien continuer à nourrir et à soigner. Alors on trancha net, dans l’espoir de ne pas devoir toucher aux secteurs vitaux. Il n’y aurait tout simplement plus aucun subside pour la culture. La culture devait être privée en tous lieux. Mais alors, dans un souci d’équité, on retira de l’espace public toute œuvre créée en tout ou en partie grâce à de l’argent public. Par exemple, cette statue de Leopold II, défendue à une certaine époque parce que les wokes voulaient la retirer à cause de l’image qu’elle véhiculait, serait maintenant déboulonnée par celles et ceux qui la défendaient à l’époque, mais cette fois-ci, pour de bonnes raisons. Elle était le symbole de ce qu’on ne voulait plus voir: un art subventionné (il fallait donc bien faire la différence entre la bonne cancel culture, dite cancelure, et la mauvaise cancel culture, dite wokancel). La ville devint un énorme espace de débat. Cet édifice, rénové en partie avec de l’argent public, était-il considéré comme une œuvre d’art ? Allait-on le détruire ? Cette fresque commandée à l’époque par la ville, comment la recouvrir sans que les couches de peinture apposées par un ouvrier communal, payé par de l’argent public, ne soient un jour considérées comme de l’art ? Par quoi remplacer l’hymne national ? Par le tube du moment ? Et puis comment faire pour brûler tous ces livres sans que l’état ne paie au moins les allumettes ? Cela prit plus tard des proportions encore plus surprenantes. Toutes les entreprises percevant de l’argent public, ou bénéficiant d’emplois subventionnés ou de ristournes sur quelque taxe que ce soit, toutes choses auxquelles ces entreprises tenaient énormément, travaillèrent à ce que leurs produits ou services ne soient jamais assimilables à de l’art. Tout devint laid, mal fait, partout. Dans les magasins, dans les rues, dans les airs. Et puis un jour, on réalisa qu’une œuvre réalisée sans aide de l’état mais achetée par une personne dont le salaire était payé en tout ou en partie par l’état, et bien, on réalisa que l’artiste ayant créé cette œuvre était de facto soutenu par l’état. Alors on visita toutes les habitations de toutes les personnes payées un tant soit peu par l’état. On arracha tout ce qui était un peu joli ou produit par un ou une artiste. Même le papier-toilettes était ausculté. Une tasse de thé avec une reproduction de Gauguin ? Au feu. Une photo de famille par un photographe professionnel ? Poubelle. Un CD de musique traditionnelle bretonne ? A la décharge. Et bientôt cette chasse au beau concerna tout le monde, car qui pouvait prétendre n’avoir jamais bénéficier d’un chèque repas, d’une entrée gratuite au musée ou de la réparation d’un trottoir ? Et qui pouvait jurer que cette économie n’avait pas été placée dans tel ou tel bel objet ? Plus rien ne résista. Dans l’espace public et dans l’espace privé régnait la laideur, car le beau d’où qu’il vienne était potentiellement subventionné. Puis on réalisa que l’art n’était pas que beau. Il était aussi parfois intéressant. L’art offrait un reflet du monde des humains et des humaines qui avait le don de faire réfléchir. Alors on commença à s’attaquer à ce qui était considéré comme potentiellement questionnant, neuf, déroutant. Un livre d’école ? On y écrivait maintenant que les choses étaient comme elles étaient. Une visite guidée pour une délégation diplomatique ? La personne en charge de la visite ne donnait plus que les directions à suivre pour trouver la sortie. Un panneau d’affichage électronique sur une place de village ? Celui-ci déroulait inlassablement le même message : « Grâce à la vigilance de votre collectivité, ce panneau ne diffuse que des informations que vous connaissez déjà ». Tout le monde vivait maintenant une vie idéale. Tout se valait, et tant pis si l’égalité s’était réalisée par le bas. L’essentiel était là : on ne rêvait plus. C’était tellement reposant. Les choses étaient comme elles étaient, comme on l’enseignait maintenant. Inutile d’espérer. C’était là du temps perdu. On pouvait enfin se concentrer sur l’essentiel, dont la définition était maintenant la même pour tous et toutes : posséder le repos de la laideur et le confort de l’évidence. Mais, un jour, la machine se grippa. Quelque part, on ne sait plus très bien où tant les quartiers et les villes étaient semblables, une personne quelconque eut une émotion en observant paresseusement une fissure dans la façade de l’immeuble d’en face. Un petit trait de vide qui ne dessinait rien de reconnaissable mais qui eut le talent d’éveiller un sentiment mêlant la joie et la mélancolie. C’était quelque chose d’indescriptible. La personne eut l’envie d’en parler à son enfant. Celui-ci observa avec attention la fissure. Et puis, il demanda si l’espace ouvert par une fissure était un espace neuf. S’il contenait quelque chose qui, auparavant, n’existait pas. Ou si ce que cette fissure contenait avait simplement été emprunté ailleurs. Et si sa maman avait déjà eu une fissure. Toutes ces questions ne trouvaient pas de place dans le monde tel qu’il existait alors. Alors ces questions ont dû, pour exister dans l’esprit de l’enfant et de sa maman, créer d’autres fissures. Qui ont engendré d’autres questions. Qui ont été la cause de nouvelles fissures, sources de nouvelles questions. Une rue remplie de questions. Puis un quartier de questions. Puis une ville de questions. Puis une rivière de questions qui coula très loin de là, jusque dans un pré abandonné, où elle nourrit un arbre oublié sur lequel poussait une fleur qui tenterait alors vaille que vaille d’apporter une réponse à l’une de ces questions. Une réponse qui aurait la forme d’un fruit dont la couleur, et puis le goût, viendraient bientôt remplir une fissure qui traînait en effet depuis longtemps dans le coeur de la maman de l’enfant. Ce fruit, on ne le connaissait plus. Il apportait dans le monde un élément méconnu. Et cet élément était à nouveau le bienvenu car il trouvait une place dans un coeur qu’il fallait soigner et auquel il fallait rendre le courage. Il était grand temps. A la radio, on disait déjà qu’il était impératif d’aller plus loin. Qu’il fallait bien continuer à nourrir. Alors on trancha net, dans l’espoir de ne pas devoir toucher aux secteurs vitaux. Il n’y aurait tout simplement plus aucun subside pour le soin. Le soin devait être privé ou ne plus être.
Le fruit
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