Le train

Nous étions tous nés et toutes nées là, dans le mouvement. Nous avions depuis toujours connu cette belle ferraille. Il y a longtemps, ce train de fer était aussi de bois. Chaque wagon était une petite habitation douillette et nous offrait un peu de sécurité, même si nous étions comme des âmes perdues sur une rivière folle. Impossible de sauter du rafiot, le train roulait bien trop vite et ne s’arrêtait jamais. On dit qu’un jour, alors qu’il était immobile, c’est la terre sous lui qui s’était mise à bouger. Et bientôt à filer. Nous étions peut-être le seul élément de stabilité dans un environnement en folie. Heureusement, il nous restait le train et son univers cohérent. Bien sûr nous avions dû affronter quelques terribles secousses, des arbres sur notre chemin, en travers des voies, posés là on ne sait ni par qui, ni pourquoi. Nous avions toujours tenu le choc. Nous sommes toujours passés au travers de ces terribles moments.

Il y a peu, nous avions commencé à démonter l’avant dernier de nos wagons de bois. Les autres n’étaient plus que des plateformes de métal sans aucun habillement. Les planches passaient de main en main vers la locomotive. Nous ne savions ce qui se jouait là-bas. Que faisait-on de ces planches ? Il fallait faire confiance à celui qui conduisait le train. Pas le choix. Mais depuis un moment, nous étions inquiets. La pluie, le vent, la neige, la faim, on s’y habituait, c’est la nature finalement. Ce n’était pas ça. L’un de nous disait qu’il voyait un mur foncer vers nous. Qu’il fallait à tout prix l’éviter. Un mur fonçait vers nous ! Comment l’arrêter ? Comment le convaincre de changer de route, ce mur ?

Il y en a un qui avait sauté du wagon. « Courir vers l’arrière, comme les arbres, fuir le mur ». Il avait roulé sur le bas-côté. Mais nous ne l’avions pas vu se relever. C’était ce satané décor qui allait trop vite avait dû le happer. Nous ne pouvions décidément pas descendre du wagon. De toute façon, il fallait encore démonter l’avant-dernier wagon pour faire passer le bois, on n’avait pas trop le temps de penser à tout ça. « Vers l’avant » criaient ceux qui logeaient dans le dernier wagon protégé. « Vers l’avant les amis ». Le bois passait de main en main et filait vers la locomotive qui crachait la vapeur.

Soudain, nous sommes passés sur un énorme pont. En contrebas, il y avait une rivière. Nous pouvions sauter et échapper au mur. Mais savions-nous encore nager ? Une première s’est jetée. Elle est tombée pendant de longues secondes et s’est enfoncée dans l’eau pour réapparaître un peu plus loin. Elle a nagé jusqu’à la berge et s’est couchée sur le sable. Voilà qu’une autre saute, et puis encore un et puis un autre. Peu après, c’est une pluie d’humains et d’humaines qui sautent tous et toutes du train. Je saute à mon tour. La chute est vertigineuse, l’entrée dans l’eau glacée est terrifiante, puis l’air enfin, puis des mouvements désordonnés à perdre haleine, puis le rivage.

Combien sommes-nous maintenant sur cette plage ? Combien sont-ils et elles encore sur le train ? Tout à coup, un bruit assourdissant vient frapper l’air en résonnant entre les berges, et une énorme de boule de feu monte dans le ciel au sommet de la colline. Puis tout retombe et s’éteint, lentement. Le train a rencontré le mur. Nous avons sauté juste à temps.

Alors, encore plus que le silence, l’immobilité nous tombe dessus. L’immobilité est un cadeau inouï. Elle n’offre pas de protection particulière, mais elle nous laisse respirer. Sur le train, le vent s’engouffrait dans nos poumons. Ici, c’est notre corps qui appelle l’oxygène. Il va bien falloir se lever et tout reconstruire. Mais avant cela, alors que personne ne prononce un mot, il semble bien que tout le monde soit d’accord pour prendre son temps.

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