2044/Andrika

C’est une petite ville. La plupart des immeubles sont abandonnés. Ce sont de petits bâtiments de quelques étages. On dirait que la guerre est passée par là, où qu’on a fui suite à un accident nucléaire. On dirait qu’on a tout quitté comme ça, dans la panique. C’est une petite ville en Hongrie et j’ai vu exactement la même en Italie.

Si on entre dans un immeuble, on pousse une porte restée vaguement verte, au bois vermoulu. Il n’y a pas de lumière dans le corridor du bâtiment. On tâtonne jusqu’à l’escalier et on monte au dernier étage. La porte de l’appartement a disparu. On pénètre directement dans ce qui devait être le salon. Il n’y a plus rien dans la pièce à part un vieux tapis couvert de poussière. La lumière entre par la fenêtre de rue, une lumière très blanche. L’air de la pièce est chargé de poussière.

Par la fenêtre sans vitre, on voit la rue et les autres immeubles morts. Si on reste assez longtemps à observer, on verra peut-être passer une voiture. Nous sommes proche de la route principale, qui relie Budapest à l’Autriche.

Et si on reste très longtemps à la fenêtre, on verra peut-être passer au loin, sur l’une ou l’autre place, l’une ou l’autre vieille restée dans cette ville qui n’est plus qu’une ruine. Il n’y a plus que des femmes dirait-on. Elles marchent en silence, s’arrêtent pour regarder on ne sait quoi. Disparaissent derrière un bâtiment, réapparaissent plus loin puis disparaissent de nouveau et on ne les revoit plus. Elles sont entrées quelque part, chez elles ou ailleurs.

Je redescends lentement les escaliers. Dans le noir, j’écoute, je tends parfois l’oreille. Pas un seul bruit, même pas celui d’un insecte. Rien. Dans cette maison-ci la vie a disparu. J’arrive dans la rue et je retrouve ma voiture. A ma grande surprise quelqu’un est assis dedans, à la place du passager. C’est une femme âgée, quatre-vingt ans environ. Elle a un foulard sur la tête, et est habillée pauvrement. Elle a les yeux clairs, très clairs. Quand je m’installe au volant, elle sourit.

Je m’appelle Andrika. Je suis née ici en 2011. J’ai vécu quasiment toute ma vie ici, mais j’ai étudié à Budapest pour devenir infirmière J’y ai travaillé dans un hôpital avant de revenir à Gyor. Je suis seule. Mon seul enfant est parti aux Etats-Unis alors qu’il n’avait que 20 ans, et mon mari est mort il y a 7 ans. Ici je survis. La ville est quasiment déserte, la population qui reste est très vieille. Je veux mourir à l’hôpital et je crois qu’à Vienne il y a encore de bons hôpitaux. Quand j’ai vu la voiture arrêtée devant la maison d’en face j’en ai profité pour m’y installer. L’homme qui est au volant me sourit. Je ne sais pas ce qu’il va faire mais il faudra qu’il me tue pour m’extraire de la voiture. Je veux aller à Vienne. Je sais qu’il y va. Quand il m’a vue dans la voiture, il a soufflé « Scheisse ». S’il démarre et m’emmène, je ne vais pas regarder les rues et les maisons qui défilent. Je connais cette ville mieux que mon cœur, je ne veux pas la voir partir, parce oui, c’est elle qui me quitte, pas moi qui m’en vais. Elle est partie petit à petit avec la fuite des jeunes et la mort des vieux, qui meurent de plus en plus tôt. Les vieux meurent de plus en plus jeunes.

Ici je n’ai plus que les jours qui passent. Je veux encore un peu de vie, j’espère en trouver à Vienne, même si ce n’est que pour un mois. Un jour. Même un jour. Je veux dire à quelqu’un : je m’appelle Andrika. Je ne le dirai pas à l’homme au volant de la voiture. Je lui dis juste « Vienna, Wien ». Il démarre le moteur. Je regarde mes mains posées sur mes cuisses. Je vois comme elles sont petites et sèches, ces mains qui sont nées ici. Je ne regarde rien d’autre, ou alors ses mains à lui, qui tiennent le volant et changent les vitesses.

Tout à coup, je pense à ceci. Et si j’étais en train de prendre un nouveau départ. Vienne. On m’a dit qu’elle est si belle. J’ai 70 ans. Je suis terriblement vieille, mais je prends un nouveau départ.

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